CHAPITRE XI

La détonation avait dû se répercuter dans toute la villa avec autant de force que dans le cerveau de Marc où elle avait écrasé les dernières traces d’espoir.

Gisèle s’était écroulée d’un seul bloc sur la moquette, une expression incrédule marquant ses traits. Malgré ses affirmations, elle n’avait pas vraiment cru qu’il le ferait.

Marc abattit presque sans y penser les trois hommes qui se précipitaient en désordre vers la porte de la chambre, en brandissant des automatiques. Il fallait qu’il sorte et ces types constituaient un vivant obstacle entre l’air libre et lui. Il avait besoin de respirer, ô combien, besoin de gonfler ses poumons d’une atmosphère fraîche et nouvelle pour tenter d’oublier la gangue de terreur qui l’avait saisi à la gorge, quand le tunnel rouge s’était foré au centre du front de Gisèle ; ma petite Gisèle, ma shootée du désespoir que j’aimais et qui me méprisait…

Il avait besoin d’extirper hors de lui la poche d’angoisse qui comprimait son estomac et lui faisait sentir douloureusement le poids de sa solitude…

Il enjamba négligemment les cadavres des trois tueurs et commença de redescendre l’escalier. Au pied de celui-ci, le père Guernot, cloué par la paralysie dans son fauteuil roulant, jetait vers Marc un regard flamboyant de colère et d’incertitude. Il n’était pas armé : la peur qu’il ressentait pour Gisèle lui avait fait perdre la tête et l’avait empêché de seulement chercher un revolver. Ses mains se crispaient horriblement sur les accoudoirs du fauteuil, faisant ressortir la blancheur des articulations au sein de la chair congestionnée.

Marc braqua son revolver vers Guernot pour le cas où celui-ci lui aurait quand même préparé une surprise, mais il ne sembla même pas s’en apercevoir.

— Qu’avez-vous fait de Gisèle ? hurla-t-il d’une voix cassée, avalant la moitié de ces mots dans un gargouillis inaudible.

Marc descendit encore quelques marches et arriva à la hauteur du vieil homme avant de répondre.

— Je l’ai tuée. On m’en avait donné l’ordre et j’exécute toujours mes ordres.

La voix de Guernot s’étrangla dans un murmure alors qu’il semblait chercher des insultes assez ordurières pour qualifier Marc. Son visage était devenu presque violet et, sans son infirmité, il lui aurait certainement sauté à la gorge. Ses yeux s’humidifiaient des larmes qu’il ne pouvait retenir en lui et commençaient de descendre le long de ses joues, irriguant les profondes crevasses que le temps y avait creusées en guise de rides.

— Je devrais vous tuer aussi, reprit Marc. Personne ne m’en voudrait plus, maintenant. Mais ça ne servirait à rien : vous êtes déjà mort !

Guernot avala bruyamment sa salive et ouvrit la bouche pour répondre mais sa respiration haletante l’en empêcha.

Marc se dirigea vers la porte en remettant le Colt dans son étui. Avant d’en franchir le seuil, il se retourna vers le vieux truand et lui lança un sourire amer.

— Vous pouvez me faire descendre si ça vous fait plaisir, dit-il. De toute façon, moi aussi je suis déjà mort…

Il marcha jusqu’à la grille du parc sans prendre garde au crissement des graviers sous ses pas. Leur chanson saccadée et un peu triste accompagnait curieusement le rythme du sang qui lui battait les tempes d’une chaleur étouffante.

La gare était déserte. C’était une petite gare de banlieue où ne devaient embarquer que deux ou trois passagers par semaine et où la majorité des trains passaient sans s’arrêter, rapides lancés comme des tornades sur la vieille voie aux traverses bouffées par les termites.

La gare était déserte et Marc était debout sur les rails, jambes bien écartées, en équilibre sur les deux barreaux de métal où circulaient les trains. Il avait l’esprit curieusement vide, comme si une tenture de suie opaque s’était brutalement interposée entre son corps et son esprit.

Une légère brise à la douceur estivale venait s’écraser sur lui, faisant voleter les pans de sa veste déboutonnée comme les ailes déployées d’un grand corbeau noir au-dessus d’un champ de blé mûr.

Il dégrafa lentement son holster, la boucle de la ceinture à la large plaque chromée, puis le lacet noué sur la cuisse, et le lança de toutes ses forces devant lui. Le revolver s’échappa de l’étui et retomba lourdement sur l’un des rails où il virevolta pendant quelques instants avant de s’immobiliser, canon braqué vers Marc dans un dernier et illusoire geste de défi.

Une légère trépidation, sous les pieds de Marc, lui fit lever les yeux : à l’horizon le train arrivait, lourde masse de fer et de flammes, fondant vers lui tel un épervier sur sa proie. Marc soutint sans broncher son regard figé : la locomotive allait le percuter de plein fouet et disperser les restes de son corps aux quatre coins de la gare – quartiers de viande de boucherie découpés par une hache démente.

Ils le chercheraient, bien sûr, ils le chercheraient pour l’abattre mais ils n’auraient aucune chance de le trouver là où il se serait réfugié : dans quelques instants il ne serait plus qu’un minuscule entrefilet au bas de la rubrique « faits divers » d’un obscur quotidien régional.

Le train approchait, faisant vibrer tout le corps de Marc au même rythme que le revolver qui le narguait, à quelques pas de lui, le barillet résonnant contre le rail en un rire sonore et cascadant.

Ce fut le coup de sifflet strident exhalé par la machine qui, au dernier moment, fit sortir Marc de sa torpeur et bondir sur le côté. Il sentit le souffle puissant de la locomotive le fouetter brutalement alors qu’il se recevait maladroitement sur le coude, écorchant sa joue sur le sol bétonné du quai.

Pourquoi n’était-il pas allé jusqu’au bout ? L’instinct de conservation ? Ce sacro-saint réflexe auquel les hommes attribuaient leurs tentatives les plus désespérées pour conserver l’étincelle de vie qui les anime ? La peur, tout simplement ?

Rien de tout cela ! En fait de peur, le conducteur du train avait certainement été plus angoissé en une fraction de seconde que Marc dans toute sa vie.

Non ! La sirène du train avait simplement réveillé en lui un sentiment enfui qu’on pourrait appeler « sens des responsabilités ». Des gens avaient compté sur lui pour faire certaines choses, d’autres lui avaient au contraire donné leur confiance pour ne pas les faire. Il avait obéi à certains, déçu les autres… Il ne pouvait pas mourir sans affronter les conséquences de ses actes, sans avoir une dernière chance de s’expliquer, sans justifier devant tous le droit qu’il avait de quitter la vie !

Eparpillés sur la voie, les rouages disloqués du revolver allaient bientôt devenir brûlants sous la morsure acérée du soleil. Marc Renouvier était toujours en vie mais l’exécuteur John Wayne venait de rendre le dernier soupir. Il ne tuerait plus…

Marc alla s’asseoir sur un banc recouvert d’une couche écaillée de peinture verdâtre et attendit le train suivant.

Pour y monter cette fois…

— Ici l’organisation, dit la voix monocorde de la secrétaire, s’agit-il d’une demande d’exécution ?

— Non ! Ici l’agent John Wayne. Je vous appelle pour vous dire que je démissionne !

Il y eut un long silence à l’autre bout du fil puis la secrétaire reprit :

— Je ne suis pas programmée pour ce genre de choses. Ayez la bonté de laisser un message. À partir de maintenant tout ce que vous direz sera enregistré et transmis à qui de droit !

Marc poussa un juron. Un ordinateur ! Pendant toutes ces années il avait reçu des ordres d’un simple ordinateur, au service d’une bande d’inconnus…

— Ici l’agent John Wayne ! fit-il sèchement. J’ai exécuté vos ordres. Tous les meurtres dont vous m’avez chargé ont été perpétrés. J’ai été pendant cinq ans un serviteur loyal de l’organisation. Aujourd’hui j’en ai assez. Ici l’agent John Wayne, n’oubliez pas cela : JOHN WAYNE ! Je n’ai qu’une chose à vous dire : allez tous vous faire foutre !!!

Marc raccrocha d’un geste brusque et se retourna vers Tara qui n’avait pas bougé. Il était arrivé dans sa loge quelques instants plus tôt et, sans dire un mot, avait empoigné le téléphone pour appeler l’organisation.

Tara était assise dans un fauteuil, enveloppée dans un peignoir d’éponge, et elle le regardait fixement, avec au fond des yeux une lueur accusatrice que, malgré des efforts évidents, elle ne parvenait pas à réprimer.

— J’ai tué Gisèle, dit-il.

Tara hocha la tête.

— J’avais compris. Pourquoi, Marc ? Tu m’avais juré que tu ne le ferais pas…

Il serra les dents un instant, faisant naître un élancement douloureux dans ses gencives. Lui aussi, il s’était posé la question.

— Quand je l’ai dit je le croyais. Je croyais sincèrement que je ne la tuerais pas ! J’avais même pensé à foutre en l’air toute ma vie actuelle et lui demander de partir avec moi, n’importe où. Dans un endroit où nous aurions été à l’abri de tous et de tout, un endroit où nous aurions pu nous aimer sans contrainte, sans retenue. Un tel endroit n’existe certainement pas mais je me sentais tout de même de taille à le trouver ; je sais que je l’aurais trouvé parce que, tu vois, je l’aimais. Je l’aimais vraiment. Quand je posais les yeux sur elle, je sentais mes trente ans de vie antérieure s’évanouir par miracle et je voyais s’ouvrir devant moi la possibilité d’une existence nouvelle qui lui aurait été entièrement dédiée. Quand je la regardais, j’étais heureux et je croyais qu’elle aussi, elle avait découvert en moi la chance de sa vie. Et puis tout à l’heure j’ai appris la vérité, j’ai compris que j’étais le plus fieffé des imbéciles et que je n’avais été qu’un jouet pour elle, une figure de carnaval dont les contorsions ridicules l’amusaient. Elle riait de moi comme on rit d’un animal pris dans un piège, un animal blessé qui pour se venger n’a qu’une seule solution : foncer en aveugle sur le chasseur, sans réel espoir de le tuer mais juste pour se dire qu’il a tenté quelque chose, qu’il ne s’est pas laissé faire ; le jouet se rebelle contre l’enfant qui l’anime et ses ressorts se détendent mortellement vers un visage rieur. Gisèle ne m’aimait pas, Tara, loin de là. C’était juste une sale petite garce qui prenait plaisir à me faire souffrir, à m’arracher les ailes, comme si j’avais été une mouche, emprisonnée dans sa toile. Et pourtant, maintenant que j’ai anéanti la source de mes souffrances, je ne me sens pas délivré pour autant. Au contraire. Je crois que je l’aime toujours, que je l’aime encore plus, même, et que je n’oublierai jamais la surprise qui marquait son visage quand elle est morte. Je sais ce que tu penses, Tara, et tu as raison : je ne mérite aucune indulgence et tu es en droit de me jeter dehors. Si c’est ce que tu veux, dis-le-moi et je partirai. Ma présence doit t’écorcher les yeux.

— Tais-toi ! dit Tara d’une voix enrouée. Tais-toi donc ! Tu n’as rien compris depuis le début, mon pauvre Marc… Je ne sais pas ce que la petite t’a raconté mais en tout cas je sais ce qu’elle m’a dit à moi : elle t’aimait, Marc. Elle était même tellement amoureuse de toi que la simple pensée de te voir la menacer lui paralysait tout le corps. Quand elle est venue me voir, elle n’a pas cessé de pleurer et elle m’a tenu le même genre de discours que celui que tu viens de m’assener. Bon Dieu ! Comment avez-vous fait pour être aussi stupides, tous les deux ? Elle t’aimait, elle aussi, et tu l’as tuée…

— Mais…, balbutia Marc, pourquoi ne me l’a-t-elle pas dit, alors ? Pourquoi m’a-t-elle provoqué sciemment en sachant que ce serait le déclic qui me ferait appuyer sur la détente ?

Tara eut un petit rire forcé.

— Pourquoi ? Je n’en sais rien, en fait. Mais je pense que c’est une question d’orgueil ; un élan de fierté mal placée a dû lui souffler que t’avouer son amour pour t’empêcher de tirer reviendrait à se mettre à genoux. Et ce n’était pas le genre de fille à supplier, même pour sauver sa vie. Je ne la connaissais pas vraiment bien et je ne peux pas dire non plus que je l’appréciais spécialement mais j’ai l’impression de l’avoir assez bien comprise. Ce que je n’arrive pas à avaler, par contre, c’est ta conduite à toi : je ne crois pas à ton histoire de crime passionnel. Si tu l’aimais vraiment, et je veux le croire, la seule révélation de son imposture n’aurait pas suffi à te faire tirer. Il y a autre chose. Pourquoi l’as-tu tuée, Marc ?

Il baissa la tête. Tara avait le chic pour suivre le cours de ses pensées et poser les questions les plus embarrassantes.

— C’est quelque chose qu’elle m’a dit. Quand elle me crachait son mépris au visage, elle a dit que je n’étais rien d’autre qu’une machine à tuer, un exécuteur sans âme, comme tous les autres. Et je l’ai tuée parce qu’elle avait raison ; appelle cela de la conscience professionnelle, si tu veux. J’avais une image de marque à préserver…

Tara se leva d’un seul bond et, pendant un instant, Marc crut que ses doigts aux ongles fins et aigus allaient lui arracher les yeux. Mais elle se détourna de lui et alla jusqu’à la fenêtre au travers de laquelle filtraient les rayons agressifs du soleil de juillet. Elle écarta légèrement un rideau et regarda à l’extérieur.

— La rue est déserte, dit-elle d’une voix calme. À première vue, personne ne sait que tu es ici. Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ?

Marc poussa un soupir fataliste.

— Je ne sais pas si j’aurais le temps de faire beaucoup de choses. Je vais me retrouver avec tout le monde sur le dos : la bande de Lescarre qui veut ma peau pour avoir bousillé son patron et fait échouer son plan de conquête de la ville ; celle de Guernot qui ne me lâchera pas avant que le vieux ait pu fouler aux pieds mon cadavre. Et maintenant je vais aussi vraisemblablement être traqué par l’organisation : un exécuteur ne démissionne pas, il déserte ! Et dans n’importe quelle armée, les déserteurs sont passés par les armes… Je suis au milieu de tous ces gens-là et il y a fort peu de chances pour que je survive encore longtemps. Mais au cas bien improbable où je m’en tirerais je vais partir, comme je l’avais projeté, mais seul ! Partir. Sortir de Paris, en tout cas. Ensuite je verrai bien. De toute façon, il y a une chose dont je suis sûr : jamais plus je ne tuerai quelqu’un…

Tara s’approcha de lui et lui posa une main sur l’épaule.

— Tu penses vraiment ce que tu dis, Marc ?

— J’ai balancé mon Colt sous les roues d’un train, dit-il. C’était un adieu pour toujours à ma profession d’exécuteur. J’en ai assez du sang et des morts…

La main de Tara pressa plus fort son épaule.

— Je te crois, Marc. Et si tu veux bien de moi, je pars avec toi…

Il secoua la tête.

— Non ! Tu es gentille, Tara, mais je n’ai pas le droit de t’entraîner à ma suite. Une femme, déjà, est morte à cause de moi et je ne tiens pas à ce que tu la suives.

— Je m’en fous complètement, dit Tara en jetant ses bras autour du cou de Marc. Depuis que je te connais, je sais que ma vie est indissociablement liée à la tienne et que, même si nous sommes séparés, nous ne pouvons pas vivre l’un sans l’autre.

— Tu pensais cela aussi, quand tu étais entre les bras d’André Daubet ? coupa-t-il.

— Ça a vraiment de l’importance ?

Il sourit.

— Non. Plus maintenant…

— Alors je viens avec toi, Marc. Et je ne laisse rien derrière moi ; une carrière de chanteuse de cabaret : parader à moitié nue au milieu d’alcooliques imbéciles en déclamant des chansons d’amour. C’est une chose que j’oublierai avec plaisir !

Marc saisit entre ses mains le visage de la jeune femme. Ses yeux verts étincelaient d’espoir.

— D’accord, Tara ! dit-il. Mais auparavant j’ai une chose à faire, pour laquelle je ne peux pas t’emmener avec moi. En attendant, tu vas aller te cacher hors d’ici fies tueurs de Guernot ne vont pas tarder à venir te chercher dans cette loge. Je connais un hôtel où tu seras très bien, en plein Pigalle. Ce n’est pas spécialement bien famé, mais au moins personne ne pensera jamais à venir t’y chercher. Ensuite nous partirons, où tu voudras…

Elle l’embrassa, longuement, passionnément, un baiser d’amitié plus profond que tous les baisers amoureux qu’il avait partagés dans sa vie.

— Qu’est-ce que tu dois faire ?

— Il y a dans cette ville un vieil homme qui veut me tuer, dit-il. Ce sont peut-être des remords idiots de dernière minute, mais j’ai l’impression que je dois au moins lui donner une chance d’y parvenir.

— Sans arme ? s’étonna Tara. C’est du suicide, Marc !

Il éclata de rire et la serra contre lui pour oublier qu’il allait la faire pleurer.

Marc avait laissé Tara dans une chambre du Bar du plaisir presque conjointement à celles qu’il avait visitées auparavant, et il lui avait promis de revenir vite. Ou pas du tout.

Si au bout de deux jours il n’avait pas reparu, elle pourrait considérer qu’il était mort et ranger leur petite escapade au rang des beaux rêves irréalisables…

C’est en voulant se frayer un chemin vers la sortie, au travers des consommateurs du bar, que Marc aperçut Blanche-Neige.

Attablée devant un verre de scotch, elle braquait sur lui deux yeux brillants d’une noirceur absolue. Il s’approcha lentement de la table de l’exécutrice ; il était inutile de la fuir : si elle le voulait vraiment elle le rattraperait, où qu’il soit. Eternellement moulée dans une tunique noire, de la même couleur que ses cheveux fournis et ses lèvres peintes, Blanche-Neige était l’une des exécutrices les plus efficaces de l’organisation et cela tenait probablement à ses motivations : elle était un peu semblable à ces soldats qui continuent de faire la guerre non par devoir, ni même par amour de l’argent, mais par plaisir ; plaisir de sentir l’odeur de la poudre sur un champ de bataille, plaisir de côtoyer la mort et se croire capable de la maîtriser, de la vaincre… Une façon comme une autre de satisfaire les exigences d’un ego laissé à lui-même ; une forme comme une autre de maladie mentale…

Marc s’assit en face de Blanche-Neige, affronta son regard et attendit qu’elle rompe le silence.

— Il y a bien longtemps que nous ne nous étions vus, John Wayne, commença-t-elle. J’aurais préféré que nos retrouvailles ne se déroulent pas comme la rencontre de deux ennemis…

— Le sommes-nous ? demanda-t-il innocemment.

— Crois-tu donc que ton coup de téléphone n’a pas eu de conséquences ? L’organisation veut ta mort et tout exécuteur est désormais en droit de t’abattre comme un chien. Deux d’entre nous ont même été chargés spécialement de ton cas, comme si cela n’était qu’une mission banale…

— Je les connais ?

— Assez, oui ! Le premier se nomme Adolf Hitler…

Marc eut un sourire involontaire.

— Ça ne m’étonne pas tellement ; il a toujours été doué pour ce genre de missions de confiance. Qui est le second ?

— J’ai cet honneur, dit Blanche-Neige en posant sa main aux ongles faits sur le poignet de Marc. En ne t’abattant pas séance tenante, je trahis ma mission.

Il sentit un frisson prendre possession de son corps. Il avait toujours été mal à l’aise en face de Blanche-Neige, et la savoir chargée de le tuer n’avait rien pour le réjouir. À la ceinture de la jeune femme pendait, enroulée sur elle-même, la longue lanière tranchante dont elle se servait contre ses victimes, comme d’un lasso meurtrier.

— Qu’est-ce qui s’est passé, Blanche-Neige ? dit-il. Je n’y comprends plus rien. Ce qui m’est arrivé depuis quelques jours ressemble à une machination démentielle qu’aurait inventée quelqu’un voulant ma perte… Mais pourquoi l’organisation aurait-elle cherché à se débarrasser de moi ? Jusqu’ici je l’avais toujours servie fidèlement.

— Tu es naïf, siffla Blanche-Neige, bien naïf. L’organisation n’a pas cherché à se débarrasser de toi. Tout ce qui t’arrive était prévu de longue date : Adolf Hitler et moi avons eu accès à ton dossier avant de nous mettre en chasse. C’est la coutume de renseigner au maximum un exécuteur sur sa victime, souviens-toi… Nous savons tout sur toi désormais. Tu n’as été qu’un pion, un rouage presque innocent dans la mécanique de l’organisation !

— Explique-toi ! dit-il brutalement.

— Je ne suis pas censée te le dire, mais j’ai toujours eu un peu d’affection pour toi, depuis que nous nous entraînions ensemble autrefois. Tu n’as pas été recruté au hasard, tu sais : on t’a choisi parce que tu étais l’amant d’une femme qui, de son côté, faisait des stages dans le lit du chef du métro parisien…

— Tara…, murmura Marc. Déjà, à l’époque. Mais je ne comprends toujours pas…

— L’organisation avait observé les deux bandes rivales de Lescarre et Guernot prendre de plus en plus d’importance au fil des années et écraser toutes les autres : il devenait évident qu’un jour ou l’autre elles s’affronteraient pour la suprématie intégrale. Et cela, c’était une chose que l’organisation ne pouvait pas laisser s’accomplir. Notre travail à nous autres ne provient en fait que des rivalités de ces messieurs de la pègre : si une seule bande dominait tout, nous ne servirions plus à rien et pourrions vite aller pointer au chômage. Il fallait absolument préserver un rapport de forces à peu près égal. Comme la domination de la ville passait obligatoirement par la mainmise sur le métro, il avait semblé intéressant d’avoir dans nos rangs quelqu’un touchant de près le responsable de ce vénérable service public. Surtout quelqu’un qui n’en avait absolument pas conscience. Je vois que tu commences à comprendre…

— Oh, pour ça, ce n’est pas bien difficile maintenant, dit Marc. À chaque fois que l’un des deux truands menaçait de l’emporter sur l’autre, l’organisation se chargeait de les remettre à égalité. C’est pour ça qu’on m’a fait descendre Legris, le petit maître chanteur, et ce pauvre connard de Daubet qui n’a eu que le tort d’être un personnage trop en vue. Ça ramenait les plateaux de la balance à la même hauteur. Ils se sont même arrangés pour que je finisse par considérer tout cela comme une affaire personnelle et que je réussisse à éclabousser tout ce joli monde en mettant les pieds dans le plat. Très ingénieux… Et moi, crétin gentillet, j’ai marché : j’ai joué le rôle qu’on m’avait écrit sur mesure et je l’ai joué à la perfection, sans bavures… Seulement, maintenant qu’ils n’ont plus besoin de moi, ils s’aperçoivent qu’ils sont quand même allés un peu trop loin et que je ne suis plus qu’un personnage gênant, un grain de sable sur le point de glisser dans leurs rouages bien huilés…

— C’est à peu près ça, approuva Blanche-Neige. Je tenais quand même à ce que tu saches exactement pourquoi tu vas mourir…

— Tu vas me tuer maintenant ?

Blanche-Neige fit un signe de dénégation.

— Pas question, John Wayne. J’ai mon code d’honneur moi aussi, même s’il n’est pas perceptible à la majorité des gens. Te supprimer maintenant, alors que nous discutons en vieux camarades, ne serait pas loyal…

— Et Adolf Hitler ? Pourquoi n’est-il pas avec toi ?

— Je n’ai jamais pu souffrir cet avorton, cracha Blanche-Neige, méprisante. Et je crois bien que c’est réciproque. Nous ne travaillons pas exactement la main dans la main. Par contre, je te l’ai déjà dit, toi je t’aime bien et ça m’ennuie d’avoir à te tuer. C’est pour cela que je t’avertis : méfie-toi d’Adolf Hitler ; lui, il ne te préviendra pas avant de te griller au lance-flammes. La dernière fois que je l’ai vu, il bavait d’excitation à l’idée de se mesurer à un autre exécuteur, surtout de ta classe : tu avais acquis une certaine réputation au sein de l’organisation, tu sais ; on te prétendait même infaillible…

— Je l’étais, dit Marc en souriant, mais c’est bien fini : j’ai juré de ne plus tuer.

Blanche-Neige se leva en faisant crisser les pieds de sa chaise.

— Ça fera une mauvaise action de plus à ton actif quand tu te parjureras, dit-elle. On ne fausse pas si facilement compagnie à certaines choses. En tout cas je te le redis : à partir de maintenant tu n’es plus en sécurité nulle part et la prochaine fois que je te vois, je te tue… J’essaierai de le faire le moins douloureusement possible…

— Je vais te demander un dernier service, articula péniblement Marc. La femme dont nous parlions tout à l’heure, Tara, est en ce moment dans une des chambres de ce bar. Quand je… quand je ne serais plus là, peux-tu t’arranger pour qu’il ne lui arrive rien de mal ?

Blanche-Neige acquiesça doucement.

— Je la confierai au meilleur homme que je connaisse, dit-elle. Ne t’inquiète de rien…

Elle désigna un vieil homme à la barbe et aux cheveux longs qui balayait le sol du bar. Son visage était franc et sympathique…

Blanche-Neige se dirigea d’un pas rapide vers la sortie de l’établissement, mais au dernier moment Marc la rappela.

— Blanche-Neige ! Merci…, fit-il doucement alors qu’elle lui jetait un dernier coup d’œil.

Un tic nerveux qui était certainement ce qu’elle pouvait faire de mieux comme ersatz de sourire anima un instant sa lèvre supérieure, puis elle se perdit dans la nuit…

Marc finit d’entasser pêle-mêle dans sa valise quelques vêtements choisis au hasard et referma le bagage. Si jamais il sortait vivant de ses prochaines confrontations avec la mort, il n’aurait qu’à passer chez lui pour la reprendre et partir sans délai. Il eut une pensée émue pour son magnétoscope et le monceau de cassettes vidéo qu’il était forcé d’abandonner ; après tout c’était peut-être mieux ainsi : toutes ces vieilles pellicules n’engendraient finalement qu’une fascination malsaine, une nostalgie de pacotille qui faisait partie intégrante de son existence de tueur. Il devait cesser d’oublier le présent en se repliant sur le passé. Il devait, pour la première fois de sa vie, affronter le futur en face.

C’est lorsqu’il franchit le pas de la porte de son immeuble, dans l’intention de se rendre de nouveau à la villa de Romain Guernot, qu’un trait de feu grilla l’asphalte à ses pieds, faisant monter du sol une dégoûtante odeur de goudron chaud.

Le rire d’Adolf Hitler fusa dans la nuit.

— C’était un coup de semonce, John Wayne. Défends-toi !

Marc prit son élan et se rua droit devant lui en espérant semer le petit exécuteur qui devait être entravé par le poids de son lance-flammes. Il l’entendit se lancer à sa suite, encore secoué par un rire gras et obscène.

— La chasse promet d’être passionnante ! cria-t-il. Tu ne pourras pas fuir éternellement, mon ex-camarade…

Il avait raison, bien sûr. La seule chance qu’avait Marc de lui échapper, bien mince, était de se précipiter dans une bouche de métro en priant pour qu’une rame soit justement prête à partir.

Autant prier pour que tous les truands du monde se reconvertissent dans la culture des pommes de terre…

Marc courait à toute vitesse, en plein milieu du boulevard, respirant difficilement. Si l’obscurité avait été totale, il aurait pu sans peine distancer Adolf Hitler et lui faire perdre sa trace, mais la puissance de l’éclairage public n’autorisait rien de tel. Il s’arrêta un instant pour reprendre haleine : le métro était encore loin et les pas de l’exécuteur à la petite moustache noire se rapprochaient dangereusement. Adolf Hitler ne se fatiguait pas : il courait à une allure constante, sans se presser, sûr de rattraper facilement sa proie.

Marc avisa à quelques mètres de lui une rue ne semblant pas éclairée et, abandonnant son idée de rejoindre le métro, il reprit sa course pour s’y précipiter. Il n’aperçut le panneau indiquant qu’il s’agissait d’une impasse que lorsqu’il était trop tard pour faire demi-tour.

Maudissant en bloc toutes les divinités du monde entier, il se jeta sur la première porte d’entrée se présentant et fit jouer la poignée : fermée, bien entendu. Personne n’omettait de se barricader après la tombée de la nuit.

Marc tambourina un instant contre une fenêtre au travers de laquelle passait la faible lueur d’une bougie, lueur qui s’éteignit à son premier coup.

— Comme un rat dans un piège, hein, John Wayne ? fit la voix aiguë d’Adolf Hitler.

Il se tenait à quelques pas de Marc, calme et sûr de lui, tenant à la main le canon du lance-flammes dont il portait sur le dos le réservoir de mort.

— Quel effet ça fait de se retrouver dans la peau de la victime ? railla-t-il.

Marc recula, instinctivement. Il pouvait déjà presque sentir la chaleur des flammes lui brûler la peau. Adolf Hitler prendrait un malin plaisir à le faire mourir lentement : c’était sa méthode préférée.

— Tu as peur, John Wayne ? Pourquoi me fuis-tu ? Nous étions amis, rappelle-toi. Nous sommes entrés dans l’organisation presque le même jour. J’ai toujours su que j’étais meilleur que toi…

Marc se retrouva soudain acculé contre un mur, un épais mur de béton qui ne présentait aucune propension à s’affaisser.

La fin était proche…

— Pourquoi ne te défends-tu pas ? s’enquit Adolf Hitler. As-tu tellement peur que tu es paralysé ? Tu déshonores la profession…

— Je ne suis pas armé, dit Marc. Désolé de te priver d’un combat mais tu vas devoir abattre une victime sans défense.

— Tu me déçois, John Wayne. Je te croyais coriace, beaucoup plus coriace. Je m’attendais à une lutte acharnée et tu m’offres une boucherie…

— Si ça t’ennuie à ce point-là, tâche d’en finir vite !

Le canon du lance-flammes se braqua sur le visage de Marc. Il avait décidé de ne pas bouger, quoi qu’il arrive… S’il restait rigoureusement immobile, sans chercher à éviter le jet de flammes, peut-être la délivrance viendrait-elle plus vite. Adolf Hitler descendit lentement le point de mire de son arme le long du corps de Marc comme s’il cherchait l’endroit où porter le premier coup…

Soudain, contre toute attente il éclata d’un rire sonore et méprisant.

— Non ! Pas question, John Wayne, dit-il. Je ne te tuerai pas comme ça. Je veux te voir défendre ta vie. Il va falloir que je trouve quelque chose pour t’exciter au combat…

Il s’éloigna de Marc et, avant de lui tourner le dos définitivement, lança :

— Considère-toi comme un condamné en sursis. Je reviendrai t’achever quand tu seras en de meilleures dispositions !